1.
Elle ressentit une douleur au pied droit, sous les orteils. Elle avait pourtant marché prudemment mais, à cet endroit, le fond était couvert d’algues qui ressemblaient à de grandes et grosses herbes, brunes et écœurantes, oscillant au gré du courant. Comme des fleurs fanées.
Elle se tenait maintenant en équilibre sur une jambe, sur un petit espace de sable. Elle leva le pied droit et vit qu’il saignait, mais seulement un peu. Ce n’était pas la première fois cet été-là. Elle avait l’habitude.
Soudain, elle repensa à une petite salle de classe qui sentait l’humidité et… les pensées acides, en quelque sorte. La pluie qui frappait au carreau. Des questions posées sur une feuille de papier, des plumes qui crissaient et des réponses qui seraient oubliées avant même que le devoir ne soit rendu. Elle était parvenue à ses fins, malgré tout. Elle était « étudiante », elle avait prouvé ce dont elle était capable, bon sang. Et cet été qui ne se terminait pas. Je voudrais que cela ne finisse jamais, se chanta-t-elle intérieurement.
Ce soir, sa plaie se réduirait à une égratignure qu’elle ne sentirait plus, mais elle éprouverait encore la sensation de chaleur laissée sur sa peau par le soleil et le sel. Après la douche. Avant que ne commence la soirée.
Elle se mit à nager en battant des pieds et l’eau jaillit autour d’elle. Un voilier pénétra lentement dans la baie, au moteur. Elle vit trois bateaux transportant des passagers qui se rendaient tous dans le sud de l’archipel. Elle se tourna sur le dos pour faire la planche. Elle ne sentait plus l’eau et avait l’impression de planer en l’air. Je vole, se dit-elle. Je suis capable de tout. Je peux devenir ce que je veux, être célèbre. Fame. I wanna live forever.
Je suis capable d’oublier.
C’était encore l’été. Ensuite elle entreprendrait ses études de médecine. C’était pourtant à des années-lumière. Elle en était séparée par des millions de gouttes d’eau, qui eurent le goût de sel et de sable, quand elle plongea.
L’eau était verte et un peu trouble. Elle aperçut une ombre qui pouvait être un poisson. Ou un homme-grenouille.
Elle avait l’intention d’étudier un an. Ensuite, elle prendrait une année sabbatique, quoi que puisse dire son père. Il ne manquerait pas d’objecter que, si elle savait parfaitement organiser ses loisirs, il n’en allait pas de même pour le reste.
Mais elle ne voulait pas demeurer à la maison.
Elle se tint sous la surface de l’eau aussi longtemps qu’elle osa, puis elle prit une impulsion au fond et bondit aussi haut que possible.
Elle regagna la côte à la nage, traversa à pas prudents la zone des algues et se hissa sur l’affleurement de l’un des rochers.
Sa plaie au pied saignait légèrement. Elle gagna sa couverture à quatre pattes, sortit sa serviette de bain de son sac, s’essuya les cheveux, but un peu d’eau, s’assit sur la couverture et fit tomber quelques gouttes d’eau salée de ses yeux en battant des paupières. Elle prit sa respiration une première puis une seconde fois, à pleins poumons, et eut la sensation que le soleil lui brûlait les poumons. La surface de l’eau brillait à la manière d’écailles de poisson, comme si des dizaines de milliers d’entre eux s’y mouvaient. Elle entendait le bruit sourd des bateaux qui se rendaient dans toutes les directions. Certains se réduisaient à de petits points, avant de disparaître derrière l’horizon. Là-bas, le ciel était presque blanc, mais il n’y avait pas un nuage. Elle s’étendit sur le dos. Une goutte d’eau se détacha de ses cheveux et se mit à couler le long de sa joue. Elle en sentit le goût salé sur ses lèvres. Elle fermait déjà les yeux. Dans sa tête, tout était rouge et jaune, maintenant. Elle entendait des bribes de conversation, des demi-mots, une cascade de rires qui se mirent à étinceler comme la surface de l’eau sous le soleil.
Elle n’avait pas la force de lire. Elle ne voulait rien faire d’autre que de rester allongée là aussi longtemps que possible. Ne rien faire, uniquement vivre éternellement.
Le soleil était déjà à l’horizontale lorsqu’elle rassembla ses affaires, escalada les rochers et redescendit dans le petit ravin situé derrière, à l’endroit où elle avait laissé son vélo. Elle avait la tête qui tournait légèrement et les épaules qui brûlaient, malgré la crème solaire dont elle s’était enduite. Ses joues étaient en feu, elles aussi, mais pas trop. Dès le soir ce serait terminé et cela ferait bel effet, à la lumière artificielle de la terrasse. Oh là là.
Elle commençait à oublier.
Elle passa devant le port de plaisance, se faufilant comme elle le pouvait sur son vélo, en compagnie de milliers d’autres cyclistes, parmi la foule des gens qui descendaient des bateaux de l’archipel pour gagner bus et tramways. Chacun voulait rentrer chez soi en même temps, comme s’il avait les mêmes habitudes que les autres. C’est peut-être le cas, après tout, se dit-elle. C’est ce qui se passe en été. La vie est plus simple, alors. On prend des bains de soleil, on se baigne, on se douche, on fait la fête. On se baigne, on prend un bain de soleil, on se douche, on fait la fête. On se douche, on prend un bain de soleil, on se baigne, on fait la fête. Elle descendit de vélo pour se placer dans la queue devant le marchand de glaces et acheta une coupe contenant deux boules : vanille et mélange céleste[1]. Elles se mirent aussitôt à couler, mais cela aurait été encore bien pire dans un cornet. Une femme, non loin d’elle, dit qu’il faisait trente-trois degrés. À six heures du soir ! Il ne faut pas se plaindre, répliqua un homme qui se trouvait à la droite de cette femme. Il faut penser aux paysans, reprit celle-ci, qui pouvait avoir entre quarante-cinq et soixante ans, la terre est très sèche.
Je me fiche pas mal des paysans, se dit-elle en remontant sur son vélo. Je voudrais que cela ne finisse jamais. Il pleuvra bien assez tôt, l’automne venu.
Ça sentait le foin, dans le champ qui descendait vers la mer, de l’autre côté de la route. Elle poursuivit son chemin à travers le petit lotissement, puis accéléra l’allure sur la piste cyclable qui longeait la voie du tramway et fut chez elle au bout de dix minutes. Son père se trouvait sur la terrasse couverte, tenant à la main un verre qui semblait contenir du whisky.
— Tiens, voilà notre betterave rouge.
Elle ne répondit pas.
— Ça vaut mieux qu’un poireau.
— Un poireau ?
— Oui, la partie blanche du poireau.
— Je monte, dit-elle en s’élançant dans l’escalier.
C’était du whisky. Elle en reconnut l’odeur lourde.
— J’allume le gril dans dix minutes, très exactement.
— Qu’est-ce qu’on mange ?
— Des brochettes de saumon et de baudroie. Entre autres.
— À quelle heure ?
— Dans quarante-cinq minutes, très précisément.
Son père but une gorgée, en faisant tinter les glaçons, et détourna le regard. Elle aimait le vin et la bière, pas le whisky.
Quand elle se prépara pour le dîner, le soleil avait déjà pénétré dans sa peau, la hâlant légèrement. La chambre était plongée dans l’obscurité, car elle avait tiré les rideaux. La lumière était tamisée, mais il régnait une odeur de chaleur et de sécheresse. En outre, sa peau exhalait un parfum agréable. Elle se regarda dans la glace, simplement vêtue de sa culotte. Ses seins étaient aussi blancs que ses dents.
Maintenant, elle sentait le gel d’après bain de soleil dont elle s’était enduite. Sa peau s’était déjà assouplie sous le contact de l’eau douce de la douche qu’elle avait prise. C’était un beau mot : eau douce.
Son père l’appela depuis le jardin, et, à ce moment précis, elle sentit l’odeur du poisson grillé. Elle éprouva aussitôt une faim démentielle. Tel était le mot exact. Sans parler de sa soif.
De l’autre côté de la table brillaient les dents d’Elin.
— Qu’est-ce que tu fais demain ?
— Bain et bain de soleil.
— Encore une ?
— Je crois que non. J’ai déjà la tête qui tourne, répondit-elle en désignant de la tête le verre de bière, sur la table.
— Tu es vraiment bronzée, remarqua Elin.
— Merci.
— Et tes cheveux sont presque blancs.
— Ça, je ne sais pas s’il faut que je m’en réjouisse.
— Si, c’est très chic.
— Eh bien merci, alors.
— Je crois que je vais en reprendre une, dit Elin. On n’arrête pas d’avoir soif, par un temps pareil, ajouta-t-elle en se levant. Il vaut mieux que j’aille la chercher moi-même. C’est la croix et la bannière pour se faire servir, quand on est aussi loin.
Elles étaient assises à l’extrémité gauche de la terrasse du café, avec une petite impasse derrière elles.
— Tu es sûre que tu n’en veux pas une autre ?
Elle se contenta de hocher la tête. Elle vit Elin louvoyer entre les tables, en direction du bar, comme elle l’avait fait entre les méduses, ce jour-là, près de Saltholmen.
— Oh et puis si, après tout. Une petite ! cria-t-elle.
Elles restèrent longtemps assises là. La chaleur était tombée lentement et restait tapie entre les maisons.
— On dirait qu’il fait toujours aussi chaud, constata Elin. Pourtant, le soleil est couché, maintenant. (Une fois de plus, elle se contenta de hocher la tête.) En fait, c’est le soir qui est le plus agréable, en ville, quand il fait chaud. Summer in the city, reprit Elin. (Nouveau hochement de tête.) Tu n’es pas très bavarde.
— Je suis terriblement fatiguée, c’est tout.
— Il est à peine plus de minuit.
— Je sais. C’est sûrement le soleil.
— Moi, j’ai passé toute la journée derrière ma caisse enregistreuse.
— Oui, mais demain, c’est ton jour de congé.
— C’est pour ça qu’il faut qu’on fasse un peu la fête. La fête, insista-t-elle.
— Je ne sais pas, Elin.
— Mon Dieu. Tu n’es pas fâchée à cause de ce que j’ai dit à propos de tes cheveux, au moins ? Les cheveux blancs, véritablement, c’est quand on a soixante-dix ans et plus. Oh tu bâilles encore !
— Je sais. Pardon !
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— Ce soir ? Ou plutôt : cette nuit ?
— Non, je parle d’un soir de novembre 2003, bien entendu.
— Je ne sais pas…
— Alors, il va falloir que j’aille au club toute seule ?
— Mais non, voilà les autres qui arrivent.
La bande était constituée de trois garçons et de deux filles et elle se dit qu’ils arrivaient juste au bon moment pour lui éviter de faire la fête toute la nuit. C’était sûrement le soleil. Elle en avait pris une véritable overdose. Comme ça, elle n’avait pas besoin de tenir compagnie à Elin.
— Tu n’es plus obligée de rester rien que pour moi, dit celle-ci.
— Pourquoi ça ? demanda un des garçons.
— On a envie de dodo, répondit Elin en hochant la tête en direction de son amie avec un sourire.
— Je suis simplement très fatiguée, c’est tout.
— Eh bien rentre te coucher, reprit alors le garçon. Je peux appeler le service du transport des personnes âgées, si tu veux ?
Elle lui tira la langue et il se mit à rire.
— Je rentre à pied.
— À pied ?
— Oui, à pied. Un peu.
— Mais c’est loin, chez toi. Et le dernier tram est parti.
— Il reste l’autobus de nuit. Je prendrai peut-être un taxi pour le dernier bout.
— Prends-en un d’ici, conseilla Elin.
— Comment ? Tu veux dire que… enfin, qu’est-ce que tu veux dire, au juste ?
— Qu’il ne faut pas que tu te promènes seule dans les rues.
Elle regarda autour d’elle.
— Seule ? Voyons, ça grouille de monde. Et des gens de tous âges, en plus, ajouta-t-elle après un nouveau coup d’œil.
— Fais comme tu veux, conclut Elin.
— Alors, on y va ? proposa l’un des garçons.
Ils se levèrent.
— À onze heures, demain ? demanda Elin.
— Tu seras levée ?
— Quand il s’agit d’aller se dorer au soleil, j’ai toujours la force de me lever.
— Tu sais où je serai, en tout cas, dit-elle en s’éloignant en direction du sud après les avoir salués.
— Repose en paix, dit un des garçons.
— Arrête de dire des conneries, lança Elin.
Parvenue à la station de taxis, elle hésita un instant. Elle se sentait soudain plus en forme, comme si la promenade qu’elle venait de faire avait mis en marche une sorte de moteur de réserve. Elle lança un regard en direction du parc. Il y avait presque autant de monde à cet endroit qu’aux différentes terrasses. C’était allumé partout, les arbres et les buissons baignaient dans une vive lumière et on aurait même dit que les feuilles avaient été peintes. Une douce brise parvenait jusqu’à elle. Cela sentait bon, c’était frais. Il lui suffisait de traverser le parc pour se retrouver dans la rue, derrière. Il y avait bien un millier de personnes, partout aux alentours. Elle entendait de la musique en provenance de la terrasse sur sa droite, à une centaine de mètres de là, seulement, de l’autre côté du bassin.
Quelque chose l’attirait vers ce parc. Elle avait les pieds dans l’herbe maintenant. L’odeur était encore plus agréable à cet endroit. Elle entendait des bruits de voix de tous les côtés, comme au bord de la mer, pendant la journée. Il lui suffisait de fermer les yeux pour percevoir des bribes de conversation, des éclats de rire. Ce n’était plus du rouge et du jaune qu’il y avait dans sa tête désormais, plutôt du vert, avec peut-être un peu de jaune. Elle ouvrit les yeux à nouveau et s’engagea sur la pelouse. Des gens partout. Des voix partout. Elle s’enfonça sous les arbres en voyant déjà la rue, derrière, à une vingtaine de mètres de là.
Elle se sentait soudain parfaitement éveillée, comme le matin, après une bonne nuit de sommeil et un solide petit déjeuner.
Les arbres bruissaient au-dessus de sa tête. Le sentier passait à travers quelque chose ressemblant passablement à un bosquet. Elle voyait les réverbères. Et le ciel commençait déjà à pâlir, il était plus bleu que quelques minutes auparavant. Pourtant, il n’était guère plus d’une heure du matin. Elle entendait le bruit des feuilles, celui des voitures et des rires. Elle se demandait déjà quand le premier taxi ferait son apparition dans la rue.
Un bruit plus net, sur sa droite, peut-être accompagné d’une ombre dans l’angle de son champ de vision. Puis un oiseau, sans doute, et un rire, de l’autre côté. Un buisson agité par une soudaine bourrasque de vent.
Elle n’allait pas tarder à avoir traversé le parc dans sa totalité et à se retrouver de l’autre côté. Là, il y aurait des gens absolument partout. Elle n’avait pas peur, il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour cela. C’était presque à en rire. Il ne lui restait plus que quelques pas à parcourir.